04 janvier 2014

Le grand frette.

En ces temps de grand froid, on entend un peu partout toutes sortes de récriminations. Pourtant notre poète national Gilles Vigneault n'a-t-il pas écrit : « Mon pays ce n'est pas un pays, c'est l'hiver / Mon refrain ce n'est pas un refrain, c'est rafale / Ma maison ce n'est pas ma maison, c'est froidure[1] » ? Ne dit-on pas que les Québécois aiment l'hiver ? Les snowbirds, qui fuient vers la Floride, ne sont-ils pas considérés un peu comme des déserteurs ? N'est-ce pas une sorte de devoir patriotique d'aimer l'hiver au Québec ?

En réalité, on observe chez nous deux attitudes opposées vis-à-vis de cette saison, et parfois chez la même personne, une attitude positive et une attitude négative. Deux chansons de Robert Charlebois illustrent bien cette opposition et / ou cette ambivalence entre l’hiver-amour :

« Je reviendrai à Montréal / J’ai besoin de revoir l’hiver / Et  ses aurores boréales / J’ai besoin de cette lumière / Descendue droit du Labrador / J’ai besoin de sentir le froid / Mourir au fond de chaque pierre / Je reviendrai à Montréal / Me marier avec l’hiver[2] »,

et l’hiver-détestation :

« Demain l’hiver je m’en fous / Je m’en vais dans le sud au soleil / Je vous laisse mon "scraper" et ma pelle de bois /  Pour vous rendre à la rue / Je vous laisse les pieds gelés dans la "slotch"[3] ».

On pourrait croire que nous avons créé de nouveaux mots ou de nouvelles acceptions pour parler de cette saison si particulière. D'ailleurs c'est une croyance assez répandue que les mots ont changé de sens en franchissant l'Atlantique. Ainsi l'essayiste Henri Bélanger n'a pas hésité à dire : « Au Canada, les mots froid, hiver, fleuve […], ont tout de suite eu à recouvrir une autre réalité, et ont donc correspondu en nous à une  valeur symbolique différente[4] ».

Plus récemment, la journaliste Huguette O'Neil a affirmé : « Les Québécois ont construit sur une base syntaxique et grammaticale française un parler qui leur est propre, imagé et coloré et dont la qualité première est d'être utilitaire. Cette langue sert à exprimer des sentiments. Par exemple, nous savons que les Français ont froid et que les Québécois ont frette. Non seulement une connotation, mais un mot différent pour décrire plus justement notre climat hivernal ». (Huguette O’Neil, La Presse, 6 avril 1994).

Pour poétiques qu'elles soient, ces deux citations sont empreintes de subjectivité et d'idéologie. Qu'en est-il dans les faits ? Eh bien, nous ne sommes pas très originaux, du point de vue linguistique, lorsqu’il s’agit de qualifier la notion de « froid », comme le montre une comparaison de la presse francophone canadienne (PFC) et de la presse francophone européenne (PFE). Des deux côtés de l'Atlantique, ce sont les mêmes syntagmes qu'on emploie comme le montre le tableau suivant :



Presse francophone canadienne
Presse francophone européenne

expression
pourcentage

expression
pourcentage
1
froid sibérien
31 %
1
froid glacial
48 %
2
froid glacial
26 %
2
froid polaire
21 %
3
froid mordant
15 %
3
froid de canard
13 %
4
froid de canard
12 %
4
froid sibérien
10 %
5
froid polaire
10 %
5
froid mordant
5 %
6
froid arctique
2 %
6
froid de loup
0,7 %
7
froid québécois
1,5 %
7
froid canadien
0,2 %
8
froid de loup
0,6 %
8
froid québécois
0,06 %
9
froid canadien
0,5 %
9
froid arctique
0,02 %

Fréquence relative des syntagmes qualifiant le froid dans les presses francophones canadienne et européenne.

Dans la PFC, les cinq syntagmes les plus fréquents pour caractériser le froid (dans l'ordre : froid sibérien, froid glacial, froid mordant, froid de canard et froid polaire) sont les mêmes que ceux utilisés dans la PFE. La seule différence tient à la fréquence d’emploi : le syntagme froid sibérien arrive en première position dans la PFC, en quatrième seulement dans la PFE. Le syntagme froid glacial arrive en première position dans la PFE, en deuxième position dans la PFC. Il est curieux de noter que les expressions froid québécois et froid canadien sont quasi inexistantes et que, pour désigner un phénomène si « typiquement québécois », si important pour notre identité, nous faisons appel à une contrée étrangère, la Sibérie… En effet, le terme le plus courant dans la PFC pour exprimer un froid très rigoureux est froid sibérien… On aurait aussi pu s’attendre que l’expression froid de loup supplante froid de canard, or c’est le contraire qui se produit. Les expressions « typiquement québécoises », citées par les glossaires (froid à fendre les chiens / les bûches / les pierres, à péter les clous, froid noir), n’apparaissent pratiquement pas dans la PFC.

Finalement, le trait le plus original du parler québécois pour désigner le froid est l’emploi de terme frette : « I fait pas froid, i fait frette ! », comme le montrent les exemples suivants :

« Le froid, on endure. Le "frette", non. Le froid met la grippe à la mode, remplit les urgences. Les virus ne survivent pas au "frette". Le froid nous fait rêver de partir une semaine dans le sud. Le "frette" nous fait vendre un rein pour se payer ledit voyage. Le froid donne de l'espoir aux gamins qui rêvent de ne pas avoir d'école. Le "frette" règle le problème parce que l'autobus part pas » (Denis Gravel, Le Journal de Québec, 28 janvier 2013).

« Tout Québécois connaît la différence entre le froid et le frette. Le second est le produit du premier multiplié par le facteur éolien additionné à la haine de l'hiver à la puissance mille. Dire "Y va faire frette" annonce une catastrophe réfrigérante de première grandeur qui, comme une bonne tempête de neige, vide les rues et fait bondir l'auditoire de la chaîne MétéoMédia » (Mario Roy, La Presse, 14 janvier 2009).

« Dans mon jeune temps, racontait un vieux cultivateur, même ben encabané pour l'hiver, on n'avait pas toujours les pieds sur la bavette du poêle. Quand les clous de la maison pétaient, c'était du vrai temps frette. Les vitres devenaient toutes givrées. Pis on entendait le crissement des lisses des sleighs sur la neige gelée et le cheval avait tous les poils du museau en frimas. Ça c'était ben plus frette que du temps froid ! » (Raymond Loranger, Le Nouvelliste, 25 septembre 2005).

Nous sommes donc en présence d'un exemple d'interprétation subjective. En réalité, en hiver, les Québécois ont froid, comme les Français et les autres francophones. D'ailleurs, nous n'avons pas inventé le terme frette. C'est un héritage du passé. Ce que nous avons inventé, c'est l'emploi de cet adjectif, aujourd'hui archaïque et dialectal. Il joue ici le rôle d'un superlatif de l'adjectif standard froid. Lorsque nous l'employons, il s’agit d’un jeu sur la diglossie (voir mes billets de décembre 2012) français standard froid / français dialectal frette, dont l’usage au Québec même est limité à la langue familière. 

En effet, le terme frette n’est pas près d’être adopté par le Service météorologique du Canada…






[1] Gilles Vigneault, Mon pays.
[2] Robert Charlebois et Daniel Thibon, Je reviendrai à Montréal.
[3] Robert Charlebois, Demain l’hiver.
[4] Henri Bélanger, Place à l'homme. Éloge du français québécois, HMH, Montréal, 1972, p. 84.

Mots clés : français du Québec; français d'Europe; idéologie linguistique; idées reçues; termes désignant le froid; froid; frette.

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