Bonnes feuilles
de Main basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au
Québec
(Liber, Montréal, 2010, chap. VI).
Voyons dans
quelle mesure ces critères [voir billet précédent] peuvent s’appliquer à la
situation du Québec.
Critère 1 :
Il existe effectivement au Québec deux variétés de français, une « variété
basse » (le français québécois vernaculaire) et une « variété
haute » (le français standard international). L’emploi de ces deux
variétés est réglé. Chacune remplit une ou plusieurs fonctions.
Ainsi, le français
québécois vernaculaire est utilisé dans la communication orale familière (dans
la famille, le voisinage, les groupes d’amis, etc.) et dans la communication
orale et écrite de l'art et du divertissement, qui désirent rendre compte de la
vie populaire par la langue populaire (talk-shows, feuilletons télévisés, certains
messages publicitaires, littérature populaire, textes de certaines chansons,
textes humoristiques, etc.).
Le français
standard international se retrouve plus particulièrement dans la communication
orale soutenue (discours officiels, religieux, politiques, etc.), la
communication écrite officielle (rédaction des lois, des jugements, de
rapports, etc.) ou commerciale (communication des entreprises avec leurs
clients), dans la rédaction de textes littéraires, d’essais, dans les
publications scientifiques, etc.
La confusion des
domaines, en particulier l’emploi du vernaculaire dans des situations de
communication publique professionnelles (langue des journalistes, etc.) ou
solennelles (langue des animateurs de gala, etc.), est sanctionnée socialement
comme le montrent les nombreuses réactions, souvent virulentes, à la langue des
animateurs de radio, de télé, de soirées, etc. dans la presse.
Critère 2. Même
si une partie des locuteurs, dont des linguistes et des créateurs, défend
vigoureusement l’emploi du vernaculaire, la majorité des gens considère que la
variété locale est moins prestigieuse que la variété internationale. Les
nombreuses lettres aux journaux, portant sur la « qualité de la langue »,
vont très majoritairement dans ce sens. La qualité du vernaculaire est en
général jugée sévèrement par les gens qui s’expriment sur ce sujet et le
jugement (jugement de valeur) selon lequel cette variété de langue est
« moins bonne » que le français standard est fortement intériorisé
par la majorité des gens. Dans les grands événements publics, c’est le français
standard qui est employé. Dans les communications internationales avec d’autres
pays francophones, c’est également le cas.
Critère 3.
Jusqu’à la Révolution tranquille, le patrimoine littéraire des Québécois était
pratiquement le même que celui des Français, autrement dit les Québécois
instruits considéraient que la littérature française faisait partie de leur
patrimoine. Avec la constitution d’un patrimoine littéraire québécois (pièces
de théâtre, romans, poésie, chansons), une partie de ce patrimoine est écrite
en vernaculaire (les pièces de Michel Tremblay, les romans de Victor-Lévy
Beaulieu, les poésies de Gérald Godin, les chansons de Plume Latraverse, etc.),
mais une autre partie est écrite en français standard (la littérature qui ne
décrit pas les milieux populaires, une partie importante des romans, comme ceux
d'Anne Hébert, de la poésie, comme celle de Nelligan, et de la chanson, les essais
en sciences humaines et en sciences sociales, etc.).
D’ailleurs, les
mêmes auteurs, comme Michel Tremblay, Luc Plamondon ou Richard Desjardins,
peuvent écrire en vernaculaire ou en français standard, selon le sujet traité,
leur visée artistique. De plus, en littérature, il faut distinguer la voix de
l’auteur de celle des personnages. Dans la littérature québécoise, la voix de
l’auteur s’exprime généralement en français standard, alors que celle de ses
personnages, pour des raisons de réalisme artistique évidentes, s’exprime
surtout en vernaculaire, mais en vernaculaire plus ou moins marqué selon les
caractéristiques sociales des personnages mis en scène (populations rurales,
classes populaires urbaines, bourgeoisie, intelligentsia, etc.). Les humoristes
utilisent presque uniquement le français québécois vernaculaire, ce qui permet
à la fois d'établir un lien de connivence avec le public, mais aussi de se
moquer de certains personnages populaires caricaturaux (comme chez Yvon
Deschamps).
Critère 4. Le
vernaculaire québécois est appris dans l’enfance, dans le milieu familial; le
français standard s’apprend normalement à l’école. Un des thèmes essentiels des
débats récurrents sur l'enseignement du français consiste à savoir si l'école
québécoise s’acquitte correctement de sa tâche d’enseigner la langue standard.
Dans ces discussions, le problème de la définition même du standard qu'on
devrait enseigner (« français standard d'ici » ou français standard
international) est toujours inscrit en filigrane.
Critère 5. Le
vernaculaire québécois n’est pas standardisé. Il n’existe ni grammaire, ni
dictionnaire du vernaculaire (seulement des glossaires, souvent partiels et peu
fiables). Son orthographe n’est
pas standardisée. Les partisans du français standard québécois ont fait
plusieurs tentatives de description de la variété de langue qu'ils entendent
promouvoir, mais elles ont été très mal accueillies par le public.
Critère 6. La
situation de diglossie au Québec existe depuis environ deux siècles. On peut
considérer que, depuis la Révolution tranquille, le vernaculaire a gagné du
terrain, dans la communication publique (émissions de libre antenne à la radio,
talk-shows
et feuilletons à la télévision), dans la littérature (théâtre, roman, poésie),
dans la chanson et la publicité. Mais le français standard a fait parallèlement
des progrès très importants dans l’enseignement, les médias, la publicité, les
milieux de travail, les publications, etc. Une répartition des fonctions s'est
opérée entre les deux variétés de langue. La variété « haute », le
français standard, est la norme de l'élite instruite d'un autre pays, qui se
trouve être l'ancienne métropole. Un débat sur la norme oppose les partisans
d'une norme locale à ceux de la norme internationale suivie par l'élite en
France et dans le reste du monde francophone.
Critère 7. La
grammaire du vernaculaire québécois est plus simple (par exemple,
généralisation de l'emploi de certains termes de relation comme que,
qu'est-ce que, est-ce que, simplification des accords, de l'emploi des modes, de la
concordance des temps, etc.) que celle du français standard. Elle correspond à
peu près à celle du français populaire.
Critère 8. Le
vocabulaire du vernaculaire québécois est en grande partie commun avec le
français standard (en particulier les mots fondamentaux), mais il est plus
limité. Pour des sphères entières de l'activité humaine le vernaculaire n'a pas
de termes propres. Pour paraphraser Jacques Ferron, ce n'est pas une
« langue complète»,
ou, pour paraphraser Karim Larose, ce n'est qu'une « demi-langue ».
En revanche, une partie du vocabulaire du vernaculaire québécois (dont de
nombreux anglicismes) n’existe pas en français standard, ce qui permet souvent
à certains d'affirmer que le vernaculaire est plus « riche » que le
français standard.
Critère 9. Les
systèmes phonologiques du français québécois vernaculaire et du français
standard sont pratiquement identiques. Le français québécois a conservé des
distinctions qui se sont perdues, ou sont en voie de se perdre, en français standard.
Les systèmes phonétiques sont plus différents, le système vernaculaire se
démarquant par des dialectalismes, des archaïsmes et des anglicismes de
prononciation.
Critère 10. Il
est plus difficile de répondre à ce critère. Le flou des définitions et des
distinctions ne permettent pas de trancher définitivement la question. Pour les
uns, la langue maternelle des Québécois n'est pas le français; pour les autres,
c'est bien le français. Selon un sondage de l'OQLF, à la question (posée en
2004) : « Avez-vous l'impression de parler français ou de parler
québécois ? », 52,6 % des sondés ont répondu
« québécois »; 47,4 %, « français ». Mais à la
question (posée en 2005) de savoir si les Québécois « parlent français ou
québécois », 80,6 % des sondés ont répondu qu'ils « parlent québécois
»; 19,4 %, qu'ils « parlent français ».
Ces réponses apparemment contradictoires suggèrent que l'écrasante majorité des
Québécois considèrent que la langue habituelle des Québécois est le
« québécois », mais environ la moitié d'entre eux considèrent que
leur langue habituelle est le « français ». Ce qui tend à démontrer
que, dans l'esprit des gens, il y a bien une situation de diglossie. D'une
manière très générale, on pourrait dire qu'une personne instruite possède deux
systèmes, le vernaculaire et le standard; une personne peu instruite, un
système, le vernaculaire. L'école est censée enseigner aux enfants le système
standard.
Critère 11.
Beaucoup nient l'existence même d'une situation diglossique au Québec parce
qu'ils considèrent que c'est un diagnostic dévalorisant. Or, le Québec n’est
pas un cas isolé dans le monde occidental. On trouve des situations similaires
dans des pays modernes comme l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la Belgique,
l'Espagne, l’Italie, etc., et dans certaines régions de France.
Critère 12. Les
origines de la diglossie français québécois vernaculaire-français standard
international sont à chercher dans plusieurs causes : 1) l’origine
géographique des ancêtres des Québécois; 2) la période d'émigration de leurs
ancêtres; 3) l’histoire du Québec (conséquences de la cession de la
Nouvelle-France à l’Angleterre); 4) la date tardive de la mise en place d’un
système scolaire universel. Du fait de la volonté de l'élite
canadienne-française conservatrice, la lecture et l’écriture ont été longtemps
le privilège d'un très petit nombre de personnes (gens d'Église, hommes de loi,
médecins).
Nous voyons que
les critères de Schiffman s’appliquent presque intégralement à la situation du
Québec. En fait, beaucoup de locuteurs québécois disposent potentiellement de
trois systèmes linguistiques : l'anglais, le français (standard) et un
système particulier, le français vernaculaire québécois […].
Mots-clés : sociolinguistique, diglossie, critères, Québec, French Language, Quebec French, diglossia.
merci
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