Fallait-il
traduire (ou adapter) Tintin en québécois ?
(Je
republie ce texte écrit et publié en 2009 dans une version abrégée sur le site www.cyberpress.ca).
Ça y est,
c’est reparti ! Une fois de plus, la chicane linguistique est pognée. Oh,
pardon ! la querelle a éclaté, devrais-je dire… Cette fois, c’est la parution
de Colocs en stock, version québécoise de Coke en stock, une aventure
de Tintin traduite et adaptée par Yves Laberge, qui suscite la polémique.
À cette
occasion, on observe un curieux retournement de situation. Plusieurs
linguistes, connus pour leur engagement en faveur d’une norme linguistique
québécoise, Jean-Claude Boulanger, Jean-Claude Corbeil et Claude Poirier,
manifestent leur opposition à l’idée de « traduire » Tintin en français
québécois parlé.
Ils
s’inquiètent du fait que l’album est publié dans la collection Langues régionales, ce qui semblerait rabaisser le québécois, qui n’est, à leurs
yeux, ni une langue étrangère, ni un dialecte, mais une « variante de français
», au même titre que le français de France. Ils considèrent qu’on ne doit pas
donner de forme écrite au français québécois familier; cela risquerait d’offrir
une image dévalorisante du français parlé d’ici, d’entretenir des « préjugés
épouvantables » à son sujet, de créer de la confusion dans les esprits. Cela
pourrait même relancer la querelle du joual et contribuerait à renforcer la
difficulté qu’auraient les Québécois à prendre conscience de leur identité
linguistique par rapport aux Français…
Évidemment
ces craintes sont excessives. C’est accorder une influence démesurée à une bande dessinée.
Il est moins « grave » de traduire un album de Tintin en québécois, que de
vouloir imposer une norme linguistique séparée ou rédiger, à l’intention des
élèves et des étudiants, un dictionnaire québécois prétendument normatif. On se
souvient encore du tollé provoqué par le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, qui comprenait bien plus de termes critiquables que Colocs en stock.
Colocs
en stock, une traduction-adaptation réussie
Pour
apprécier Colocs en stock , il faut (re)lire Coke en stock. Le défi qui
se présentait au traducteur-adaptateur était de taille. Il fallait respecter la
logique de l’histoire, conserver les traits de caractère des personnages,
rendre le comique des situations, trouver une adéquation entre les dessins
d’Hergé et le texte québécois, le tout dans un français québécois parlé, qui ne
soit ni vulgaire, ni artificiel, ni folklorique.
Même si
l’on peut chipoter sur quelques termes ou expressions, l’ensemble est réussi.
L’objectif premier de la bande dessinée, qui est de faire rire, est parfaitement atteint.
On ne rit pas du français des Québécois. On rit (de bon cœur) à l’astuce, aux
trouvailles du traducteur-adaptateur, qui a bien compris que la pragmatique du
français québécois parlé est très différente de celle du français parlé en Europe. Tous les moyens linguistiques employés sont connus des Québécois et
renvoient à des images familières. Parfois, la version d’Yves Laberge est même
plus drôle que celle d’Hergé… À aucun moment, on ne sent la moindre
condescendance, le moindre mépris à l’égard de la langue vernaculaire des
Québécois. Mais, malgré sa réussite, Colocs en stock ne supplantera pas Coke en stock, qui restera la référence. Il est, en quelque sorte, un bonus
dont les Québécois peuvent profiter.
Alors
pourquoi des linguistes prônant la reconnaissance d’une norme québécoise
séparée réprouvent-ils la publication d’un ouvrage en québécois parlé ? Comment
établir une norme à part sans tenir compte de cette composante essentielle du
parler d’ici ? Une partie importante du patrimoine culturel québécois est
écrite dans cette langue. Il suffit de citer les noms de Michel Tremblay,
Réjean Ducharme, Victor-Lévy Beaulieu, Gérald Godin ou Richard Desjardins pour
comprendre qu’on ne peut pas tout simplement la zapper.
Cependant,
en reconnaître l’existence, ne pas grimper aux rideaux dès que quelqu’un
l’utilise, en particulier à des fins artistiques, en apprécier les ressources,
ne signifie pas qu’on veuille l’ériger en modèle linguistique. Plutôt que de
cultiver le mythe d’un « français québécois standard », qui ne serait ni ce
français québécois parlé, ni le « français de France », ni même le français
standard international, il vaudrait mieux que nos linguistes mettent leurs
théories en conformité avec la réalité de la situation linguistique au Québec.
Or, il
est impossible de comprendre cette situation sans reconnaître que nous vivons
une situation de diglossie. En effet, à l’instar du Willi Waller, nous n’avons
pas à notre disposition un seul système linguistique, mais deux… Nous avons une
langue vernaculaire, le québécois, qui nous est propre. Cette variété de langue
est composée, sur une base française, de dialectalismes, d’archaïsmes et
d’anglicismes. Elle représente le legs du passé particulier des Québécois. Du
fait de ses origines, elle fait l’objet de jugements contradictoires, oscillant
entre hyperstigmatisation et survalorisation. Nous avons aussi une langue
véhiculaire, le français international, que nous partageons avec les
francophones du monde entier.
À chacune
de ces deux variétés de langue sont assignées des fonctions différentes. Le
québécois est la langue des situations familières; le français international,
celle des situations dans lesquelles une langue soignée est requise. Comme le
québécois nous est propre, il joue le rôle de langue identitaire. C’est
pourquoi il est si souvent utilisé dans les domaines de la littérature, de la
chanson et de l’humour. C’est pourquoi aussi nous pouvons maintenant lire un Tintin dans deux versions. Avec, dans chaque cas, un regard différent. Une
lecture francophone commune (Coke en stock) et une lecture proprement
québécoise (Colocs en stock).
Les
Québécois ont intégré cette situation. Ils savent quand il faut employer l’un
ou l’autre de ces deux codes linguistiques. Ainsi, lorsqu’il est question de
norme, leur choix est clair et sans appel. Il n’y a aucun risque de confusion.
Un sondage de l’OQLF montre que 76 % des Québécois considèrent que la norme
dans l’enseignement doit être le français international. Ils considèrent même,
à 88 %, que les grammaires et les dictionnaires doivent être les mêmes partout
dans la francophonie. Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui cherchent à
créer une norme à part et à imposer des dictionnaires qui s’écartent du
français standard.
Les
situations de diglossie durent longtemps. Il faut donc vivre avec. Plutôt que
de défendre un mythique français québécois autonome, homogène, hiérarchisé en
niveaux de langue spécifiques, la reconnaissance de la coexistence de deux
variétés de français et de leurs fonctions respectives lèverait bien des malentendus,
réduirait bien de l’agressivité et de l’insécurité linguistique, faciliterait
le dialogue sur la langue.
La reconnaissance du fait que le français standard
international représente le modèle à suivre, la norme, permettrait de fonder
une politique linguistique sur des bases claires, en clarifiant la question des
rapports entre le standard et le vernaculaire, le registre soigné et le
registre familier, le registre familier français commun et le registre familier
québécois, etc. Cela permettrait aussi de mettre l’accent sur la réduction du
déficit lexical, sensible chez les jeunes.
Et de mieux comprendre, entre
autres, pourquoi Yves Laberge a dû, pour éviter toute équivoque, traduire le
titre Coke en stock par Colocs en stock…
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